Récit d’une journée de pêche à bord du Carré d’As


Pour mon anniversaire, Martine m’avait offert un cadeau original : une partie de pêche à bord d’un fileyeur/caseyeur de Douarnenez, en l’occurrence le Carré d’As.
L’idée lui est venue lors du tournage du reportage télévisé consacré à la brandade de poissons. Ce jour-là, elle s’était arrêtée au « Petit Rungis » de Tréboul devant l’étal du Carré d’As. Elle y avait fait la connaissance de Ronan Helias, le père de Jordan.

Le Carré d'As à la cale du port du Rosmeur
Le Carré d'As à la cale du port du Rosmeur

Kousker s’abstenir !

 

Profitant d’une fenêtre météo favorable en ce mois de septembre capricieux, Jordan, patron et seul maître à bord, m’avait donné rendez-vous à trois heures du matin sur le port du Rosmeur.
Et dire que d’habitude, mes camarades de pêche ont du mal à me convaincre de larguer les amarres avant 8 heures. Tout compte fait, ce n’est pas si dur pour le kousker (*) que je suis, excité à l’idée de vivre une nouvelle expérience de mer et de pêche.

La circulation jusqu’au port du Rosmeur est fluide, et pour cause, les rues de Douarnenez sont quasi désertes. Le temps de me garer et de repérer le bateau sur le ponton, Jordan arrive. Après avoir fait rapidement connaissance, nous sortons la trentaine de caisses de criée du fourgon et les transportons à bord. Je crois qu’il plaisante lorsqu’il me dit qu’il espère les remplir toutes. La suite me prouvera que non.
Voyant ma tenue, Jordan s’interroge. Lorsqu’il m’avait contacté l’avant-veille, il m’avait pourtant recommandé d’emporter un ciré et des bottes. Tant pis pour moi, j’aurais dû être plus attentif à ses consignes et je le comprendrai plus tard à mes dépens.

Les caisses de criée sont à bord
Les caisses de criée sont à bord

Le Carré d’As est un fileyeur/caseyeur en bois construit en 1977 aux chantiers Cariou Larvor de Loctudy, de 7,40 m de long et de 2,87 m de large. Jordan l’a acheté d’occasion en 2021. Son précédent propriétaire devait vraisemblablement être amateur de poker. Jordan n’a pas voulu lui changer de nom. Le poste de pilotage, situé tout à l’avant, est très exigu. On ne peut pas y tenir à deux. Pas de coin toilettes, pas de bannette, pas de cuisine. Pour sûr, on n’est pas dans un épisode de « La croisière s’amuse ». D’ailleurs, ici on ne s’amuse pas, on bosse dur.
Jordan démarre le moteur Iveco de 80 CV qui, avec ses plus de 25 000 heures au compteur, répond présent sans difficulté. Je suis un peu surpris de sa relativement faible puissance eu égard au poids du bateau.

Le poste de pilotage
Le poste de pilotage
L'immense salon-séjour avec vue sur mer imprenable
L'immense salon-séjour avec vue sur mer imprenable

C’est parti pour une journée non-stop

 

Nous quittons le port et nous enfonçons dans la nuit noire à la vitesse de 6/7 nœuds. Je constate que Carré d’As a une bonne tenue de mer et ne roule pas autant que certains autres. Premier arrêt au large de l’île Tristan pour relever un filet à soles mis à l’eau la veille. J’observe attentivement la technique de relevage au moyen d’un treuil spécialement conçu pour ce travail. Et dire qu’au début de son expérience, Jordan relevait ses filets à la main ! Exténuant au point qu’il a failli devoir tout arrêter car le corps était soumis à trop rude épreuve. Le résultat n’est pas tout à fait à la hauteur des attentes de Jordan qui, précédemment, avait réussi une levée exceptionnelle. Quelques belles soles cependant et, principalement des araignées, toujours difficiles à démailler.
Et que dire des deux filets de raie suivants qui arrivent péniblement à capturer une grosse raie bouclée. Au vu du résultat et de la déception qui se lit sur le visage du capitaine, je commence à m’interroger sur la présence à bord d’un « empêche » qui, par définition, ne peut pas être Jordan. Il tente de me rassurer mais j’aimerais quand même que le doute soit levé.

Le filet est remonté à l'aide d'un powerblock
Le filet est remonté à l'aide d'un powerblock

Avant de faire route vers le Cap de la Chèvre, les filets sont remis à l’eau, sauf un qui est très abîmé et mis de côté dans une grande baille. On les relèvera au retour. Jordan m’explique que ses filets trémail sont soumis à rude épreuve. Il les pose généralement sur la roche car, en dehors des poissons plats, il vise principalement le lieu jaune et les sparidés (dorades).

La route jusqu’à hauteur de Basse Vieille est longue, très longue. J’ai tout le temps d’admirer les étoiles et la voie lactée dans le ciel d’encre. J’essaye de repérer les lumières de la côte. Le phare du Millier a beau constituer un point de repère solide, j’ai parfois quelques doutes.

Arrivés à destination, les filets sont posés sur les « bases » que Jordan a enregistrées sur la carte du sondeur/GPS. Je m’abstiens bien évidemment de noter les points. Au début de son aventure avec Carré d’As, Jordan a dû les découvrir seul. À force d’observations et de patience, il possède désormais une solide connaissance des coins de pêche. Mais ce n’est pas le petit pêcheur de loisir que je suis qui le contredira lorsqu’il affirme que le résultat n’est jamais garanti. La différence est que pour nous autres amateurs, la bredouille n’entame que notre amour-propre. Pour lui, elle s’attaque impitoyablement au portefeuille.

La pose des filets nécessite d'harassantes manipulations d'objets lourds
La pose des filets nécessite d'harassantes manipulations d'objets lourds

Bon appétit !

 

Entre deux manœuvres, Jordan sort sa gamelle à frichti et m’invite à faire de même. Ah bon ? Il n’est prévu de service au mess des officiers ? Entre-temps, Martine m’a adressé un message pour m’informer que, dans ma précipitation et mon demi-sommeil, j’ai oublié d’emporter le jambon et le fromage.

Heureusement, il me reste le pain et la terrine de lap… chevreuil. Fort aimablement, Jordan me propose de partager son repas. Comme je n’ai pas très faim, je décline. À 7 heures 30, le jour daigne enfin faire une timide apparition. Je commence à distinguer la côte et à me repérer. La pose des filets dans la nuit noire sur des trajectoires pas vraiment rectilignes m’avait complètement déboussolé.

L'instrumentation électronique permet de se repérer
L'instrumentation électronique permet de se repérer

Inlassablement, Jordan continue à poser ses filets. Là encore, la technologie est venue à son secours grâce à l’emploi d’un treuil à filet, outil spécialement conçu pour dérouler et nettoyer les filets en les enroulant de manière ordonnée. Ingénieux et très efficace. Coup de chapeau au concepteur.

Après la pose du dernier filet, pas de répit ! Il est temps de les relever. Les bateaux de plaisance commencent à arriver dans le coin. Je repère à quelques encablures les collègues Julien et Didier venus traquer, en vain, le thon rouge. Je les salue au passage.

Un outil qui change la vie
Un outil qui change la vie
Le filet est déroulé et replacé dans le bac, prêt à repartir à l'eau
Le filet est déroulé et replacé dans le bac, prêt à repartir à l'eau

Soulagé de ne pas être l’empêche

 
Une très belle levée nous donne enfin le sourire et de l’espoir pour la suite. Je n’ai pas compté mais une bonne quinzaine de beaux lieus jaunes (dont un très gros) montent à bord ainsi qu’un bar de belle taille lui aussi. Vieilles, tacauds, dorades, pageots sont également présents en nombre. Il y a même un poisson dont j’ignorais l’existence : une biche, sorte de grande roussette à peau sombre et tachetée. Très proche de la roussette commune, elle s’en distingue cependant par une dentition digne des « Dents de la Mer ». Très bon marché, les roussettes constituent un menu idéal pour les enfants car, comme tous les requins et les raies, ce sont des poissons cartilagineux sans arêtes.

Comme je ne suis pas dans une forme olympique (pour des raisons autres que le mal de mer, je tiens à le préciser), je prie Jordan de m’excuser de ne pas l’aider autant que je voudrais. J’arrive péniblement à démailler quelques poissons mais je finis par renoncer. Déjà, je m’efforce de le gêner le moins possible dans ses déplacements et ses travaux. Jordan ne m’en tient pas rigueur. Depuis que son père a dû arrêter, il est habitué à travailler seul. Je lui demande pourquoi il n’a pas d’équipier. Il a bien fait quelques tentatives mais les candidats ont vite renoncé face à la pénibilité du boulot. Je serais bien mal venu de leur jeter la pierre. Cela renforce mon admiration pour Jordan. À 36 ans, il n’a plus que deux ans pour venir à bout de ses emprunts. Son rêve est de pouvoir épargner assez d’argent pour réussir à s’offrir un pied-à-terre au soleil, en Thaïlande par exemple qu’il connaît bien.

Il me montre au loin le « Magellan » dont le patron, à près de 80 ans, continue inlassablement à sillonner la baie. Pour lui, ce n’est plus un métier, c’est un véritable sacerdoce.

Il évoque aussi la fin tragique d’un collègue que le décès prématuré de son épouse a anéanti. Le métier est si exigeant physiquement et les horaires si décalés qu’il n’est pas possible d’assurer la vie de la famille sans le concours bienveillant de la compagne.

Les caisses commencent à se remplir
Les caisses commencent à se remplir

Route terre

 

Vers midi, le moment est venu de se rapprocher du fond de la baie. Jordan commence alors à vider les poissons les plus fragiles comme les lieus et les tacauds, ainsi que la raie, les soles et les congres. Le geste est sûr, rapide et précis. Je note au passage pour ma gouverne la façon particulière et très simple de vider la raie. Jordan me montre un grondin de 30 cm retiré entier des entrailles du plus gros congre.

Sur le chemin du retour : l'opération nettoyage peut commencer
Sur le chemin du retour : l'opération nettoyage peut commencer

Une fois les poissons vidés, j’assiste à une sorte de jeu de Tetris avec les caisses de criée. Jordan procède méthodiquement à un tri en fonction des espèces et des tailles et dispose avec soin les prises au fond des caisses. Pour les lieus, poissons nobles et fragiles, il opère avec délicatesse pour ne pas les abîmer.

Un lieu de très belle taille
Un lieu de très belle taille

Il est près de 15 heures et la fatigue commence à me gagner après douze heures de mer. Fort opportunément, Jordan décrète la fin de la partie. Nous faisons route terre et accostons à la cale du port pour débarquer les caisses de criée et les charger dans la camionnette.

Au bout du compte, Jordan semble malgré tout satisfait de sa pêche. Presque toutes les caisses sont remplies. Un quart de la pêche ira garnir l’étal du petit Rungis et le reste prendra la route de la criée de Concarneau car celle de Douarnenez, jadis florissante, se limite désormais à accueillir les arrivages de sardines.

Un joli p'tit bleu !
Un joli p'tit bleu !
Trop petite, la langouste retournera dans son élément
Trop petite, la langouste retournera dans son élément

Le moment est arrivé de nous quitter. Jordan me demande si j’ai apprécié la sortie. Je lui réponds que je n’ai qu’un seul regret, celui de n’avoir pas pu participer plus activement aux travaux de bord. Pour le reste, j’ai vécu une expérience marquante qui me rend admiratif de son courage et de son endurance.

 

Apprenons à nous connaître

 

Nous autres pêcheurs de loisir constatons avec regret et à juste titre une diminution constante de la ressource et sommes parfois perplexes face aux mesures administratives qui nous sont imposées (marquages, quotas, tailles minimales et bientôt déclaration des prises). 

Il peut même nous arriver de porter un regard accusateur sur la pêche professionnelle. Mais de quelle pêche parlons-nous ? Celle des artisans qui triment durement chaque jour de l’année soumis aux caprices de la météo ou celle des navires usines qui raclent inlassablement le fond des océans pour fournir la matière première nécessaire à la fabrication des farines de poisson (qui vont nourrir des… poissons bourrés d’antibiotiques) ainsi qu’à la production de ce « sommet » de la gastronomie qu’est le surimi ?

 

Nous sommes (sinon tous, du moins en grande majorité) bien conscients de la nécessité de préserver la ressource et nous ne sommes pas toujours d’accord sur les moyens d’y arriver. Mais le pêcheur de loisir que je suis a bien conscience du caractère accessoire de sa passion et, surtout, du respect que nous devons à tous ceux qui acceptent d’endurer des conditions de travail pénibles et parfois dangereuses pour simplement assurer à leurs proches une vie décente.

 

Je suis persuadé qu’une seule journée en mer à bord d’un bateau de pêche côtière vaut plus qu’un long discours pour bien prendre conscience des enjeux humains qui se cachent derrière les règlements et les formulaires administratifs et j’encourage chacun à tenter l’expérience. Sans compter que rien ne vaut la compréhension et le respect mutuel pour jeter les bases d’un dialogue apaisé et constructif.

 

Un très grand merci à Jordan à qui je souhaite très sincèrement le meilleur pour la suite de ses aventures maritimes et terrestres.

 

Pascal (septembre 2025)

 

 

 

(*) kousker (breton) : dormeur. Pris ici au sens de lève-tard